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ACADEMIA
ROMANA
INSTITUTUL
DE ISTORIE SI TEORIE LITERARA "G. CALINESCU"
Revista
de
istorie si teorie literara
3-4
Anul
XL
IULIE-DECEMBRIE
1992
EDITURA
ACADEMIEI ROMANE
*
JEUX
DE MIROIRS DANS LA MEDELENI*
Michel
Wattremez
«Bientôt,
toute une génération mangera
les fruits inconnus que tu lui apportes.»**
Între vânturi, p. 170.
On
se souvient de la première référence que donnait Gide
en 1893 du procédé de la mise en abyme
:
“J'aime
assez qu'en une oeuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle
des personnages
,
le sujet même de cette oeuvre. Rien ne l'éclaire mieux
et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble. Ainsi,
dans tels tableaux de Memling
ou de Quentin Metzys
,
un petit miroir
convexe et sombre reflète, à son tour, l'intérieur de
la pièce ou se joue la scène peinte. Ainsi, dans le tableau des Ménines de Velasquez
(mais un peu différemment). Enfin, en littérature, dans
Hamlet
,
la scène de la comédie; et ailleurs dans bien d'autres
pièces. Dans Wilhelm Meister
,
les scènes de marionnettes ou de fête au château.
Dans la Chute de la maison Usher
,
la lecture que l'on fait à Roderick, etc. Aucun de ces
exemples n'est absolument juste. Ce qui le serait beaucoup plus, ce qui
dirait mieux ce que j'ai voulu dans mes Cahiers,
dans mon Narcisse et dans la Tentative, c'est la comparaison avec ce procédé du blason qui consiste,dans
le premier, à en mettre un second "en abyme".“[1]
Rappelons
qu'est spéculaire le récit recourant au procédé de la mise en abyme
par réduplication
simple, à l'infini, ou aporistique, et que dans une étude
de synthèse consacrée au "récit se réfléchissant" Lucien Dällenbach
donne du procédé la définition générale suivante:
"est mise en abyme tout miroir
interne réfléchissant
l'ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse."[2]
On
pourrait se demander dans quelle mesure La
Medeleni recourt à ce procédé, quand on sait que Teodoreanu est un
admirateur de Gide
[3]
et que le premier volume de la trilogie paraît en 1925,
année de publication des Faux
Monnayeurs. La diffusion de ce livre n'a-t-elle pas poussé l'écrivain
à modifier son récit d'une aventure dans le sens de l'aventure
d'un récit (Jean Ricardou), d'un "livre écrit à la face du monde"[4]
?
I.
La réduplication des séquences narratives.
1.
À visée de clôture.
Un
premier procédé romanesque fréquent dans La
Medeleni consiste en la réduplication
de séquences narratives. Pratiqué aux points-limite du
découpage de la matière romanesque (chapitre, partie, volume), elle
marque une clôture,
une fermeture du cercle
,
perceptible seulement dans une lecture "télescopique"
du roman. Il met ainsi en évidence des effets d’harmonie, de reprises
et de parallèles, comme l’ont fait Romain Rolland avec la mise en
correspondance du motif de l’aube à la fin de Jean-Christophe
et le titre du premier volume du roman-fleuve, et Marcel Proust par la répétition
du motif du sommeil au début et à la fin de Du côté de chez Swann.[5]
Prenons quelques exemples. L'arrivée du train des vacances à Medeleni[6]
et le départ de la petite gare de campagne de la famille Deleanu[7]
bouclent Hotarul nestatornic; les examens du Lycée Lazăr[8]
et la rencontre par Dănuţ du directeur du même établissement
à la fin de Drumuri [9],
ferment la deuxième partie de la trilogie par la réduplication
d'une séquence en analogie de lieux; la scène
inaugurale du cerf-volant
[10]
trouve sa réplique dans les dernières lignes de La Medeleni, par répétition de l'élément
aérien: "Olguţa era un vânt de larguri..."[11]
2.
À visée palingénétique.
Quand
il est employé entre deux points éloignés à l'intérieur même de la
diégèse, le procédé de réduplication joue un double rôle: il
marque le passage du temps
entre deux instants ou deux gestes répétés, et, paradoxalement, il les place
sur
le plan de l'éternité. Ainsi, la réduplication multiple du thème de l'automne, tout au long du roman, accompagne le déclin
de Medeleni mais encadre la moşie
dans l'éternel automne d'une enfance
perdue. Il en va de même pour la fête du départ de Dănuţ
pour l'internat de Bucarest [12],
reflétée dans celle des fiançailles de Dănuţ et de Monica[13],
pour la scène des cadeaux offerts par Herr Direktor à la famille Deleanu[14],
reflétée dans celle où Olguţa distribue les siens à son retour de
France
[15],
pour l'épisode où le petit Gheorghiţă garde le cerf-volant
de Dănuţ [16],
reflétée dans celui où, gardien du domaine, il laisse entrer pour la
dernière fois Dănuţ et Monica dans la maison de leur enfance,
munis d'une procuration du banquier Bercale
[17].
Ces savants jeux de reflets, qui font songer plus d'une fois à ceux de la Recherche
de Proust, saisissent l'usure du monde métamorphosé par le Temps
et régénéré par l'Art, la Métaphore.
3.
À visée dramatique.
Parfois
le procédé a pour fonction de dramatiser le récit, par une espèce de
retour du destin
au moment où on ne l'attendait plus. Ainsi, l'épisode
de la chasse à la grenouille par les enfants et Herr Direktor
à l'Etang du Poulain[18]
est reflété dans la chasse au canard de Între vâturi
[19],
quinze ans plus tard dans la diégèse, et le coup de carabine d'Olgu¡a sur la grenouille dans
le coup de revolver qu'elle tire sur elle-même et qui la tue
[20].
II.
L’emboîtement des signes et la réfraction des personnages doubles.
1.
Les réseaux d’inclusion.
Un
second procédé romanesque, assez souvent employé dans La
Medeleni, consiste à emboîte
r des signes entretenant des rapports d'analogie
spatiale, formelle ou sémantique: par exemple, le
grenier de la maison Deleanu, incluant le coffre
aux jouets de Dănuţ
,
incluant le Robinson Crusoé
,
incluant l'île de
Robinson [21];le bateau qui ramène les filles en Roumanie et la barque où dort
Vania, le même bateau et l'Ile de la Cité à Paris
[22].
2.
Les fenêtres.
Un
cas particulier est celui des fenêtres, motif récurrent dans notre roman, à la fois cadre
et tableau
: fenêtres d'or du directeur de Viaţa
contimporană, fenêtre de la maison de Vania
à Bălţi
,
miroir
de l'attente
[23],
fenêtre de la maison de Medeleni dans la scène finale[24]
.
3.
Les personnages doubles.
Le
procédé de réfraction
des personnages joue le même rôle de fragmentation
des perspectives: il s'agit de variations sur le motif
des frères et des jumeaux
:
les Pallă, par exemple (le sénateur et le peintre)[25],
ou Dănuţ
et Olguţ
dans leurs luttes enfantines, ou Dănuţ et
Mircea aux prises avec l'écriture, ou encore les boxeurs noirs Sam
et Jimmy
sur le bateau Marseille-Constanţa
[26];
les jeux d'homonymie
ou de paronymie
(Adina, Adelina, Adia
[27];
Dan
Deleanu, Deleanu Dan...[28]
remplissent la même fonction.
III.
La mise à nu du jeu romanesque.
Mais
le plus important procédé narratif employé par Teodoreanu dans La
Medeleni, et en rapport direct avec le jeu spéculaire
qui nous intéresse ici, consiste à donner à voir au
lecteur du livre les différents acteurs du jeu romanesque: le texte, l'auteur, le lecteur.
1.
Le texte montré.
a.
L’artifice typographique.
Une
caractéristique de La Medeleni
est que ce roman montre les textes, leur relief, leur matérialité. Cette
démonstration concourt à donner au roman une profonde dimension
iconique.[29]
L’opération se fait par le jeu de la typographie
(corps, graisse, etc.) et des blancs: carte de visite du
capitaine Michel Stephano
[30],
titres de la presse
roumaine sur l'entrée en guerre
de la Roumanie
en 1916[31],
lettres et télégrammes d'Olguţa
à Mircea
alias "Hardtmuth n° 6"[32]
et surtout à Grigore Deleanu
avec la mention "urgent" en diagonale[33],
poème-objet
de la jeune fille (Olguţa
sum[34],
anagramme
de Dănuţ
[35]),
signatures, inscriptions et enseignes diverses.[36]
La matérialité de l'écriture
,
des mots, du papier, est vue et montrée[37],
quand on ne s'approche pas directement de l'analyse graphologi
que et documentaire.
Teodoreanu
innove totalement ici dans le roman roumain, par cette attention portée
au «spectacle de l’imprimé»[38],
pourtant assez fréquente chez les prosateurs français de l’époque.[39]
Il ouvre en cela la voie aux jeux iconiques auxquels se délectera plus
tard George Călinescu dans Enigma
Otiliei[40]
et dans Scrinul
negru[41].
III.
Fac-similé de La
Medeleni, volume 2, ed. princeps, 1926.
b. La
couverture et le cahier.
Lorsque
l'oeuvre montrée est celle-là même qui se crée sous les yeux du
lecteur
,
dans le moule du livre
,
alors on obtient le phénomène de mise en abyme
au sens gid
ien du terme: couverture
de Medeleni imaginée
par Mircea
Balmuş dans le train le conduisant à Medeleni[42],
couverture de son volume de vers imaginée
par Dănuţ
dans la biblio
thèque
symboliste de Ioana Pallă
aux Saules[43],
couverture
du cahier
de Dănuţ
intitulé Alunele
veveriţei[44],
avec probablement l'influence des Cahiers
d'André Walter
de Gide
,
cahier
de Note de istorie
enfin, sur lequel le jeune écrivain dessine les lettres du titre "Medeleni
* Roman
"[45].


IV.
Jeux iconiques dans l’édition princeps de La
Medeleni.
2. Le texte
réfléchi.
a. Réflexions
interne et externe.
L'écriture
vient se reflét
er dans le texte, qu'elle soit un reflet éloigné d'un
segment interne
(l'interrogatoire de Dănuţ par Ioana Pallă[46],
reflété dans l'enquête mené par Paşa
au café Havel à Venise
[47]
ou externe (Jean-Christoph
e
dans la lettre de Dănuţ à Monica
après sa rencontre avec le directeur de Viaţa contimporană
[48];Le portrait de Dorian Gray
d'Oscar Wilde
dans celle du peintre
Paşa à sa belle-soeur Ioana Pallă[49]).
b.
Mise en perspective par les lettres.
Les
nombreuses lettres de La Medeleni
sont un reflet
de la diégèse
,
à fonction résum
ative: elles permettent une concentration
d'événements qui prendraient sinon plusieurs pages,
sous la focal
e d'un personnage
. Un épisode
narré au degré zéro
,
comme la rencontre de Dănuţ
et du directeur de Viaţa
contimporană
[50],
peut être repris dans une lettre
en perspective
,
comme "reflet
immédiat" déformant et structurant[51].
c. Réflexion
extratextuelle.
Un
narrème
ou un personnage
d'un extratexte
peuvent se réfléchir dans la diégèse du texte.
Quelques exemples intéressants: le peintre
peignant Dorian Gray
se réfléchit dans la séquence narrative montrant Paşa
occupé à peindre Adina
à Venise
[52],
Robinson
et son perroquet sur l'île
se réflètent dans la séquence où Dănuţ
entre dans le grenier[53];
Thaïs
,
personnage de la Ballade
des Dames du temps jadis
de François Villon
,
auteur
de Monica
,
prise de la cocaïne au "Pavillon" de Iaş
i[54];
Sherlock Holmes
se réfléchit dans monsieur Şteflea
sur le quai de la gare, affublé de sa pipe et de son
browning[55].
Ces jeu
x spéculaire
s, d'une originalité absolue dans l'histoire du roman
roumain, annoncent l'écriture contemporaine d'un Italo
Calvino
(Si una notte d'inverno
un viaggiatore
)[56]
ou d'un Borges
.
d. Le kaléidoscope.
A
un degré de complexité supérieur (le miroir
du miroir), un élément textuel de La
Medeleni peut même se réfléchir de manière kaléidoscop
ique d'un fragment
de texte à l'autre. Ainsi, dans une lettre
à Ioana Pallă
depuis Venise
,
Paşa
réfléchit les haïkaï
d'Adina
,
en fait des reflets de Dănuţ
[57].
L'un des haïkaï de Alunele veveriţei
[Les
Noisettes de l'écureuil!], texte enchâss
é et en reflet
des Nourritures
terrestres
de Gide
,
multiplie à l'infini les jeux de miroirs pour rendre l'image mouvante et insaississable de l'âme enfantine aux multiples facettes:
O
uă de lemn
Oul
misterios de lemnărie albă.
Un
ou roşu, în el altu albastru, altul violet, altul galben, altul
verde, altul, altul, altul...
Oul
de lemn: perspectiva infinitului, jucărie într-o mână de copil!
Inimi
câte am?[58]
T.F.:
Œufs de bois
L'oeuf mystérieux, aux
senteurs de boiseries blanches
Un oeuf rouge, à l'intérieur
un autre bleu, un autre violet, un autre jaune, un autre, un autre, un
autre...
L'oeuf de bois: la perspective de l'infin
i, jouet dans une
main d'enfant!
Des
coeurs? J'en ai combien?
3.
La représentation du lecteur et du scripteur.
a.
L’instance du scripteur.
Plusieurs
personnages de La Medeleni
sont montrés dans la posture de scripteur
.
Olguţa
tout d'abord, hantée par la manie du billet
,
du télégramme
et du post-scriptum
,
écrivant dans la maisonnette de moş Gheorghe
ce que ses proches croient être un "roman
" et qui n'est en fait que sa vie transfigurée par
l'amour de Vania
,
qui lui répond en miroir
depuis la fenêtre
de Bălţi
.
Mircea
ensuite, qui, entretenant la flamme de l'écriture
chez Dănuţ
et tout entier à la vie, aboutit à l'échec
,
à la publication dans Viaţa
contimporană
de
deux études sociales dont, par son comportement, il ne respecte pas les
conséquences morales. Echec devant l'écriture aussi; à la différence
d'Olguţa
,
chez qui le phénomène a des allures de torrent verbal,
il écrit difficilement: après avoir essayé à plusieurs reprises de
narrer dans une lettre
à sa mère le voyage à Medeleni et l'ambiance de la moşie,
Mircea se contente finalement d'un télégramme
laconique[59].
Dănuţ
enfin. C'est avec ce personnage, instance et double de
l'auteur, que La Medeleni
s'inscrit dans la modernité
roman
esque; c'est avec lui, surtout à partir de la fin du
second volume mais déjà avec la "musette" d'Yvan
et la réflexion sur l'imaginaire
dans Hotarul
nestatornic
,
que le roman devient l'histoire
d'un roman. Dănuţ élabore dans la diégèse
un véritable travail de génèse
textuelle: il "fait pulser son corps" dans un
poème
sur les chats[60],
projette un cycle de poèmes intitulé Gol
[Nu/Vide][61]
et qu'il réduit à un texte offert à Ioana Pallă
,
avatar du poème sur les chats[62];
portant un regard neuf et critique sur Incantaţiune
[Incantation], une prose
lyri
que écrite avant la guerre
,
il en modifie
le titre dans un sens ironi
que: Hocus pocus
dans Peştera
lui Ali Baba
[La Caverne d'Ali Baba], puis Game
[Gammes]; il reprend Ceasul
cucuvaielor
[L'heure des hiboux], poème en prose
en écho des Nourritures
terrestres
de
Gide
,
et conçu sur le front trois ans plus tôt[63].
Son "roman
" s'élabore à vue et à "nu", avec ses
différentes étapes: la nouvelle
Un copil a sărutat
un zarzăr
[Un enfant a embrassé un abricot], Troiţa
[Les Trois], Alunele
veveriţei
[Les Noisettes de l'écureuil], le fragment
de roman (Medeleni,
Note de istorie)
,
etc. Le travail de génèse
du jeune écrivain est observé attentivement: naissance
des métaphore
s, passage de la sensation
aux mo
ts...[64],
dans une perspective qui doit probablement beaucoup à À
rebours de Huysmans, et qui figure par là le «ressassement» du
texte[65]
Ce
procédé d’insertion de fragments littéraires antérieurs appartenant
à l’auteur lui-même, critiqué par Eugen Lovinescu[66],
et qui est finalement la tentation de presque tout écrivain, n’est que
la manifestation de la volonté de Teodoreanu de donner au texte
romanesque des points de fuite qui le rendent insaisissable.[67]
Il relève donc de la stratégie digressive à l’œuvre dans les lettres
de Drumuri.[68]
b.
L’instance du lecteur.
Un
procédé spéculaire
particulièrement prisé par Ionel Teodoreanu est la réfraction
multiple de l'instance du lecteur
dans la diégèse
du roman
,
occasion pour le romancier d’offrir au lecteur réel
le grisant spectacle de l’intertexte.
•
Lecteurs secondaires.
En
effet, une multitude de personnages secondaires sont saisis dans leur activité de lecture.
Le chef de gare Şteflea
lit Sherlock Holmes
et s'identifie à son héros dans la tenue vestimentaire
et le comportement déductif[69];
avec un clin d'oeil
à son lecteur
,
Teodoreanu nous le montre évoluant au cours du roman
vers une myo
pie qui l'oblige à porter des lunettes[70]!
Nae
,
le domestique de Herr Direktor
,
lit les épisodes en fascicules de Contesa
fără nume
[La Comtesse sans nom], toujours interrompu[71].
La lecture
que fait Ioana Pallă
des lettres de son beau-frère[72]
est plus qu'une violence au texte
: elle est un acte créatif et positif, consistant à
s'introduire dans le moindre segment
de récit
pour s'y abîmer jusqu'en son tréfonds:
«...
degetele cu fosete făcând dâră în apa veneţiană...»[73],
quand
elle ne confine pas au "délire interprétatif
" (le "J'aime D. Deleanu" d'Adina Stephano[74]).
Ainsi
le roman devient inventaire d’œuvres les plus disparates, dans une esthétique
appliquée du bric-à-brac, saturée de livresque, et souvent décriée
par la critique même favorable à Teodoreanu[75]:
fragments en prose de contes traditionnels, de Robinson Crusoë ou de la Bible; vers roumains et français (Villon,
Racine, surtout les symbolistes Baudelaire, Verlaine, Samain, Mallarmé),
couplets de chansons populaires roumaines, françaises, italiennes,
serbes, turques; enfin proverbes, dictons, adages, maximes, devises, préceptes
et proverbes de tous les horizons de la culture. Teodoreanu use ici d’un
procédé d’ostentation des codes déjà mis en œuvre avant La
Medeleni par le maître de l’intertexte qu’est Alexandru Odobescu,
dans les récits de chasse de Pseudocynegeticos
(1874), et qui atteint sans doute son apogée à l’époque de l’art décadent,
antérieure à celle de notre trilogie, mais dont le roman respire les relents avec la Sixtine de Remy de Gourmont par exemple.[76]
•
Lecteurs principaux.
La
lecture
qu'élaborent les personnages principaux est plus complexe. Monica
est la lectrice de deux auteur
s: Villon
,
sujet de la thèse qu'elle écrit[77],
mais aussi Dănuţ
,
près duquel elle est présente comme soeur
et comme lectrice[78]:
quand elle lit avec l'auteur Alunele
veveriţei
[Les
Noisettes de l'écureuil], on assite à un va-et-vient constant entre
texte
et lecteur
[79],
décelable également dans la lecture de Robinson Crusoé
par Dănuţ dans le grenier, avec une fusion du
cadre
et du tableau
. Quant à Rodica
,
elle joue un rôle fondamental et original dans la
perspective spéculaire
, parce qu'elle intervient àla fois dans l'histoire
(n'oublions pas qu'elle est la maîtresse de Dănuţ
puis celle qui rachète le domaine
à la fin du roman) et dans l'élaboration de l'histoire:
elle est lectrice agissante et protagoniste de l'histoire, comme Ludmilla
dans le roman d'Italo Calvino
déjà cité. Rodica a donné à Dănuţ
la conscience du roman
possible, en lui demandant une "chronique
" de ses amours[80].
Dănuţ lui résum
e chaque histoire avec chacune de ses maîtresses (Adina Stephano, Ioana Pallă) par une série de
titres sensationnels alternatifs:
Atât
de tânăr ş- atât de precoce
sau
Un
singur băiat şi atâtea femei
sau
El
atât de crud, ele atât de lejere
sau
Două
dintr-o dată
sau
...
chiar trei
sau
Cine
le mai ştie
sau
Nu
vă încredeţi în bărbaţi![81]
On
trouve déjà présent ici un procédé qui sera développé plus tard par
l'Oulipo
et la littérature générativ
e. L'aventure avec la troisième maîtresse, Rodica, est
présentée comme un "roman
vécu".
•
L’œuvre dont tout le monde parle.
Dans
le même ordre d'idées, un procédé particulièrement développé dans Drumuri
consiste
à faire intervenir les lecteurs de la diégèse
sur le sujet même du roman qui "s'écrit" (par Dănuţ
en l'occurrence). Toute la famille Deleanu à Medeleni
s'interroge sur la nouvelle
qu'écrit Dănuţ dans sa chambre, sur le
"roman
" auquel travaille Olguţa
dans la maison de moş Gheorghe
. Olguţa se moque de son frère, qui, selon elle,
"couve un oeuf
d'autruche"[82];
l'oeuvre
,
ou ce qu'on y projette, est parodi
ée comme poncif
du roman sentimental
ou comme chronique
médiévale[83]
; Monica
explique à tous que Dănuţ
écrit
,
alors qu'il
lit[84].
Quant à Mircea
,
il joue un rôle semblable à celui de Rodica
au masculin: il infléchit le déroulement des événements
en même temps que la transposition romanesque qu'en fait Dănuţ,
commentant le choix des lieu
x, les décors
et le rôle des personnage
s, dessinant avec l’auteur le «paysage de Medeleni»[85]
.
Ce
procédé tout à fait original dans l'histoire du roman
roumain, et en phase avec les recherches de Gide
en France
à la même époque dans Les
Faux Monnayeurs
[86],
n'est pas sans répondre à l'attente de Ludmilla
,
la lectrice d'Italo Calvino
: "un roman
qui
simplement te ferait assister à sa propre croissance, comme une plante,
avec son enchevêtrement de branches et de feuilles..."[87]
Il annonce directement le
Nouveau Roman
français des années 1950, et plus particulièrement Les Fruits d'or
de Nathalie Sarraute
,
où la matière romanesque naît de la lecture
que font une
suite de lecteurs d'un roman
fictif: le roman, c'est en fait l'histoire
d'une lecture
et d'une écriture
,
d'"un récit
qui, en se faisant, s'efforce de définir le fait qu'il y
a récit", pour reprendre la formule de Jean Ricardou[88].
Aussi bien l'image du texte
comme fruit
,
présente chez André Gide
(Les Nourritures
terrestres)
et chez Nathalie Sarraute
(Les Fruits d'or)
se retrouve-t-elle dans La
Medeleni. En effet, le but de l'écriture
chez Dănuţ est de retrouver l'émotion primale
de l'émerveillement et de la désillusion
de l'enfant
devant l'abricotier tour à tour en fleur
s, chargé de fruit
s, vieilli[89];
le cahier
né de la collaboration de Dănuţ
et de Monica
en tant qu'auteur
et que lect
rice s'intitule Alunele
veveriţei
[Les Noisettes de l'écureuil], et l'un des chapitres de
Drumuri
"Il était un petit pommier
"; Mircea
promet le succès
littéraire à Dănuţ en ces termes:
Curând,
o generaţie întreagă va mânca poamele necunoscute pe care i le
aduci[90],
une nourriture
spirituelle nouvelle par sa métaphore
éruptive; et dans les dernières pages du roman, lorsque
Dănuţ a pris c
onscience que Medeleni, chu désormais au "royaume
des ombre
s" (dirait Proust
), ne pourra plus vivre désormais que métamorphos
é et sublim
é par l'Art
,
son illumination
est comparée à
o veste a livezii despre
fructele viitoare[91],
Conclusion
Le
plaisir du texte.
Ces
fruits sont à rapprocher du mythe de l'Eden
,
et de la notion de plaisir
. Dans notre roman, en effet, la lecture
est toujours associée au jeu
et au plaisir
physique et intellectuel. Plusieurs passages insistent sur
la sensualité
du livre
[92].
Ici le texte
est associé à l'idée d'une conquête, d'une lutte âpre
et tendre, comme celle que mènent Rodica
et Dănuţ
durant leurs rendez-vous nocturnes à Medeleni[93].
Prétexte de ces rencontres qui se terminent dans l'alcôve: Rodica vient
emprunter des livres chez le jeune romancier. Il y a manifestement volonté
chez Teodoreanu de montrer que la relation auteur
-lecteur
a son prolongement dans la relation amoureuse Dănuţ-Rodica.
Même connotation érotique de la lecture
avec le personnage de Ioana Pallă
,
qui, animée par la curiosité et la jalousie
féminines, "lit" dans la main de Dănuţ
en espérant découvrir sa rivale[94].
On
conçoit que sortir de l'espace du texte
signifie renoncer au plaisir
et équivaut à une souffrance
: en lisant les romans "sensationnels
", Dănuţ éprouve un sentiment d'incomplétude
à la fin de chacun,
simţimdu-se ca izgonit din paradis la ultimele foi[95].
Le
plaisir
est peut-être tout simplement celui de l'auteur de La
Medeleni lui-même, car la fonction de tous les jeux de miroirs étudiés ici est essensiellement jubilatoire.
Prenant presque toujours Teodoreanu au
pied de la lettre, et faute d'avoir approfondi la dimension spéculaire
du roman, la critique roumaine a parfois négligé
l'humour
et la joie
créatrice qui traversent La
Medeleni. Elle est surtout demeurée peu sensible jusqu'à nos jours
à la modernité
roman
esque de l'oeuvre maîtresse de Teodoreanu, tant attaquée
par les "modernis
tes" de l'époque. Car s'il est un écrivain aux
antipodes du "peintre
de scènes gracieuses", pour reprendre la formule impropre de
Tudor Vianu
[96],
c'est bien Ionel Teodoreanu. La
Medeleni n'est pas l'histoire
d'une famille moldav
e "dont l'enfance
a commencé au temps démodé de la valse
et du foyer patriarcal, et dont la jeunesse, après avoir
goûté à la Grande guerr
e,
a recommencé à vivre au rythme du jazz-
band"[97];
La Medeleni, c'est l'histoire
d'un roman
,
ou comment l'on devient écrivain
,
à l'instar d'À la
recherche du temps perdu
de Proust
qui, plus que l'histoire
d'une époque et d'un milieu social, conte l'histoire
d'une vo
cation
,
d'un itinéraire
spirituel, ceux de Proust
lui-même; à l'instar des Faux
Monnayeurs
de Gide
,
dont le génie est d'"avoir su innover une forme en
repoussant le centre
du roman
jusqu'à illimiter son horizon..."[98]
De même que ses devanciers français, Teodoreanu est
comme il se nommait lui-même
un romancier-aventurier
"aiguillonné par la nostalgie
de l'inconnu"[99]
qui cherche une écriture
au fil d'un récit
qui métaphoris
e son histoire
[100]
(c'est pourquoi le reproche général du manque de composition
de La Medeleni
est invalide, puisque le roman
est une recherche de
composition). Il ouvre ainsi la voie, presque en même temps que Mircea
Eliade
avec le Roman de
l'adolescent myope
(1924)[101],
aux recherches audacieuses de Camil Petrescu
dans Patul lui
Procust
["Le lit de Procu
ste"] en 19
33.
Q
uand Perpessicius
reprochera à Teodoreanu en 1927[102]
d'avoir mélangé à la fin du deuxième volume de sa trilogie le roman et
l'atelier
du roman, et jugera comme "une faiblesse
d'auteur" le fait que Teodoreanu n'a pas donné en annexe un Journal
de Medeleni
comme Gide
l'avait fait pour Les
Faux Monnayeurs,
il parachèvera le contresens absolu commis par la
critique[103]
à propos de La Medeleni,
involontairement sans doute. Erreur de jugement à laquelle le grand
romancier roumain aurait pu répliquer comme Gide
dans son Journal
la même année:
Ils
s'obstinent à voir dans les Faux
Monnayeurs
un
livre manqué. Avant vingt ans, on reconnaîtra que ce que l'on reproche
à mon livre, ce sont précisément ses qualités.[104]
(c) Michel Wattremez,
1995
*
Toutes les références
renvoient à l'édition princeps de La Medeleni, Bucarest,
"Cartea româneasca",1925 (I), 1926 (II), 1927 (III). A
chaque fois le numéro du volume est suivi du numéro de page.
**
La Medeleni, III, p. 170.
Moi,
je vais écrire le Roman de
l'adolescent myope. Mais je l'écrirai comme si j'écrivais le Journal
de l'auteur. Mon
livre ne sera pas un roman, mais un fouillis de commentaires, de
notes, d'ébauches en vue d'un roman. C'est le seul moyen de
surprendre la réalité: naturel et dramatique à la fois. (p. 246)
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