Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  L'EPOQUE DU PRINCE CUZA

 

Alexandre Cuza

(1820-1873)

Si profonde et si riche de sens, pareille au lac de la sainte Vendredi d'Eminescu dans les yeux de laquelle viennent se réfléchir "toutes les légendes d'antan"[1], l'oeuvre d'un Nerval ne peut gagner l'adhésion immédiate d'une génération roumaine quarante-huitarde préparant résolument, sous des cieux moins limpides que les eaux valoisiennes, la "Révolution de l'avenir". La formation d'un Etat roumain unitaire est réalisée en 1859 avec l'accession du prince Ioan Cuza au trône de Valachie et de Moldavie.

Préfigurant dès 1930 l'esthétique de la réception d'un Hans Robert Jauss, Garabet Ibraileanu délimite avec la pertinence d'un véritable sociologue de la littérature l'horizon d'attente d'une culture roumaine s'ouvrant aux influences du monde occidental. Il montre que la littérature romantique française messianique et révolutionnaire, toute pénétrée des idées de nature, de peuple et d'indépendance nationale, trouvait dans la caisse de résonance roumaine un naturel écho. Le critique nuance pourtant cette affirmation:

 

Mais toute la poésie romantique française ne convenait pas à ce public. Musset, déjà poète de la ville, ne pouvait à la race des Bolintineanu et des Alecsandri; ni le poète philosophe Alfred de Vigny. Et c'est parce que leur poésie ne correspondait pas à nos besoins spirituels d'alors que ces deux écrivains n'eurent aucune influence chez nous... [...] La véritable influence à cette époque fut surtout celle de Hugo et de Lamartine, poètes des idées et des sentiments simples, plus généraux.[2]

 

Alecsandri et sa génération préféraient en effet un romantisme latin, plus solaire et moins inquiétant que le romantisme lunaire et hypérionique allemand: l'oeuvre d'un romantique aussi pur que Gérard de Nerval, non cité par Ibraileanu, rencontrait au moins les mêmes résistances que celle d'un Vigny et d'un Musset.[3]

 

Les propos des auteurs d'une Istoria literaturii române publiée en 1968 vont dans le même sens que ceux d'Ibraileanu. Etudiant les influences du romantisme français sur la littérature roumaine d'après 1848, et portant leur attention sur la sélection opérée par celle-ci parmi les différents représentants français du mouvement, selon le jeu des affinités, les historiographes montrent que dans l'art les romantiques roumains ont "préféré les cheminements clairs, sans complication dans le sens psychologique ou métaphysique, les oeuvres à message servant un but éducatif tangible."[4] Les auteurs affirment plus loin, rejoignant ainsi directement notre propos, que les mêmes écrivains se sont "détournés du romantisme cérébral de Vigny, comme de l'onirisme de Nerval, de la calligraphie de Gautier ou de la gratuité de Mérimée, optant en revanche pour Lamartine, Hugo, Béranger, Quinet, Lamennais, c'est-à-dire pour la sentimentalité, le pittoresque, l'élan humanitariste et la ferveur révolutionnaire".[5]

 

Cette ferveur passée, celui qui va porter en Roumanie la bonne nouvelle, et y faire office d'ambassadeur de Nerval, est un Français. Ulysse de Marsillac[6] s'exile à Bucarest après l'échec de la révolution de 1848 et y devient professeur et journaliste. Proche d'Ange Pechméja, ancien journaliste à La Tribune des Peuples, baudelairien et grand admirateur de Hugo, Vigny, George Sand et Balzac, Marsillac est un libéral qui croit que le régime impérial de Napoléon III peut sauver la France. 

 

Il collabore à Românul, le journal de tendance libérale de C.A. Rosetti, puis fonde de nombreuses publications roumaines d'expression française, comme La Roumanie (1860), La Voix de la Roumanie (1861), Le Pays roumain (1866), Le Moniteur roumain et Le Journal de Bucharest. Il édite après 1859 ses Leçons de littérature, et fait connaître en France quelques écrivains roumains de l'époque, comme Dimitrie Bolintineanu. Marsillac publie en Roumanie de nombreux articles consacrés aux écrivains romantiques français, et c'est à lui que l'on doit les premières mentions de Gérard de Nerval dans les Principautés. Ce sont les impressions d'une âme généreuse et exaltée, d'un idéaliste sentimental et charitable qui semble s'attacher souvent plus à l'écrivain qu'à son oeuvre:

Il y a des écrivains qu'on ne se représente pas vieux: Alfred de Musset, par exemple, et Murger et ce pauvre Gérard de Nerval.[7]

Ainsi parle-t-il de l'auteur de Sylvie dans une chronique consacrée aux Scènes de la vie de bohème d'Henri Murger, et publiée en 1861, six ans seulement après la mort de Gérard. La même année, Ulysse de Marsillac fait paraître dans La Voix de la Roumanie une esquisse biographique intitulée Gérard de Nerval, portrait dont l'apostrophe rappelle que ces articles sont au départ des conférences destinées au jeune public des étudiants et des lettrés bucarestois, et dont le ton est celui de la romance sentimentale non dépourvue de quelque mièvrerie:

Henri Murger

 

Voulez-vous que je vous dise une histoire d'amour? La voici, simple et triste, avec un grain de poésie pour en parfumer l'amertume.[8]

Pourtant, Ulysse de Marsillac entre très vite dans le coeur de l'oeuvre, de manière vivante, même si c'est pour revenir finalement aux banalités du quotidien:

Gérard de Nerval a raconté lui aussi l'histoire de sa folie, dans un livre étrange, intitulé Aurélia ou le Rêve et la Vie... Sa vie dès lors ne fut qu'un rêve, mais un rêve mille fois plus doux, plus poétique et plus pur que la réalité. Et vraiment, lorsque l'on considère toutes les misères, toutes les hontes, toutes les vilenies, toutes les douleurs, qui composent la vie, on se demande si mieux ne vaudrait pas rêver que de vivre ainsi.[9]

Au-delà de cette interprétation spontanée, Marsillac n'exprime-t-il pas ici, pour lui-même, et pour une partie de son auditoire et de ses lecteurs, ce sentiment de chute et de désillusion qui s'exprima après l'échec de la révolution, et qu'on retrouve cristallisé à la même époque chez un Baudelaire ou un Flaubert? Le Desdichado nervalien devient, pour le professeur et journaliste français à Bucarest, un symbole de l'Idéal, de la grâce et du génie ignoré, aussi frêle et puissant que l'Albatros ou qu'un autre chevalier errant:

On a beaucoup ri du pauvre don Quichotte, cette sublime comédie humaine que si peu ont comprise. Don Quichotte, c'est l'idéal, c'est le rêve, c'est la folie.[10]

C'est que Marsillac découvre en fait chez Nerval, au-delà de l'étrange et de l'insolite, une dimension métaphysique, une fenêtre d'où l'on entreverrait presque l'Azur:

Du livre de Gérard de Nerval ressort, éclatante comme le soleil, l'une des plus constantes vérités que le Ciel ait données à la terre, la vérité d'une autre vie.[11]

Nerval est chrétien, il est de ceux qui "ont l'âme inquiète", et Ulysse de Marsillac conclut en évoquant l'existence brisée du poète et sa mort délirante:

C'est ainsi que mourut une des meilleures âmes de ce temps-ci; infortunée que l'imagination tua et que le devoir eût fait vivre. Ah! la poésie! la vie vagabonde![12]

La Mélancolie (Dürer)

Dans un article publié six ans plus tard, le journaliste dépassera l'aimable vision du bohème qu'avaient généralement de lui les proches de Nerval. Marsillac n'est pas comme Sainte-Beuve un amateur de "claires et faciles aquarelles"[13] qui arrête ses lectures à Sylvie: c'est Aurélia qui le fascine, c'est à Aurélia qu'il revient sans cesse, plus sensible à cette dimension sombre et délirante de l'oeuvre:

Il y a des pages inspirées par la poésie la plus gracieusement humaine, il y en a que le délire a dictées et dont la lecture vous serre le coeur, car elles vous disent éloquemment combien est fragile la cloison qui sépare le sublime de la folie.[14]

 

 

 

L'influence de Nerval sur les esprits dans la Roumanie moderne s'exerce aussi de manière indirecte, par la découverte, par le biais du jeune auteur des Elégies nationales, de cette terre qui est "notre mère à tous"[15] - l'Allemagne. En effet, c'est par la traduction française de Gérard, en des temps où l'étude de la langue et de la littérature allemandes reste peu répandue dans les Principautés, que le premier Faust de Goethe parvient à la connaissance du public roumain.[16]

Goethe

 

 

Une personnalité comme Grigore Haralamb Grandea, écrivain et publiciste dans la plus pure tradition du romantisme quarante-huitard, confirme le rôle d'ambassadeur de la culture germanique en Roumanie joué par Gérard de Nerval dès la fin du Romantisme.[17] Par un "effet des combinaisons bizarres de la vie"[18] qui plaisaient à l'écrivain français, Grandea naît à Tandarei le 26 octobre 1843, exactement dix jours après le retour de Constantinople du prince Bibescu, qui a fait dans la cité du Bosphore la rencontre mémorable de Gérard. Il publie en 1868[19], dans Albina Pindului ("L'Abeille du Pinde"), l'une des premières feuilles de "Lettres, sciences et arts" de Roumanie, deux articles intitulés Poeti germani[20] ("Poètes allemands"), traduction de l'Introduction de Nerval aux choix de Poésies allemandes publié en 1830[21]. L'étude consacrée par Gérard aux poètes d'Outre-Rhin ne peut qu'intéresser Grandea, publiciste aux goûts éclectiques et à l'esprit didactique qui édite parallèlement pour les lecteurs d'Albina ses propres traductions de poésies allemandes: Heine[22] et Schiller (Poésies), Goethe (Poésies et maximes), Uhland (La Nouvelle muse), Klopstock (Les heures d'inspiration), Bürger (Sonnets, Léonore) - ou même anglaises, comme celles de Byron, dont il se prétendait, aux grands rires de ses contemporains, le fils naturel. Ce touche-à-tout curieux, venu à la littérature en passant par médecine et la chirurgie, a même quelques affinités avec Nerval, puisqu'il publiera plus tard, en feuilletons, un roman au titre plein de résonances werthériennes et nervaliennes, Fulga sau ideal si real[23] ("Fulga ou l'idéal et le rêve"), et surtout une oeuvre inachevée, Misterele Românilor[24] ("Les Mystères des Roumains"), roman d'atmosphère fantastique et onirique, pénétré de métempsycose, qui n'est pas sans évoquer les Nuits d'octobre de Gérard, mais qui s'inspire plus directement des Mystères de Paris d'Eugène Sue.

 


[1] M. EMINESCU, Poezii, coll. “Biblioteca pentru toti”, 7e edition, Bucarest: Minerva, 1977, I, p. 84.

[2] G. IBRAILEANU, “Influente straine si realitati nationale”, in: G. IBRAILEANU, Studii literare, série “Patrimoniu”, Bucarest: Minerva, 1979, II, pp. 283-284.

[3] Toutefois N.I. Apostolescu a soutenu en 1909 qu’il existe « un commencement de preuve  que Bolintineanu a dû avoir parmi ses maîtres immédiats un autre romantique : Gérard de Nerval » (L’influence des romantiques français sur la poésie roumaine, Paris : Champion, 1909, p. 215). Le comparatiste signale que les deux écrivains ont tiré de leur voyage en Orient la matière d’un récit : le Voyage en Orient pour Nerval, Calatorii în Palestina si în Egipt et Calatorii pe Dunare si în Bulgaria pour Bolintineanu. Apostolescu estime que Bolintineanu a lu Faust dans la traduction de Gérard (ibidem, p. 219) ; il rapproche le monologue du docteur Herman dans le poème Taierea boierilor la Târgoviste du monologue de Faust (ibid., p. 215). Apostolescu décèle aussi dans l’œuvre poétique de Bolintineanu l’influence générale de la « façon gothique » de Nerval (ibid.). Enfin (ibid., p. 228), Apostolescu découvre dans la célèbre poésie Mihnea si Baba le motif de la danse macabre d’Aurélia (OE, I, p. 368) et l’influence de Goethe dans la traduction de Gérard (« Le Roi des Aulnes »). Cf. aussi Vasile SAVEANU, Les poésies françaises de D. Bolintineanu, Cernauti, 1938.

De tels rapprochements sur des points généraux ou de détail nous semblent peu pertinents. Plus convaincante est la remarque de D. Pacurariu, qui révèle des affinités entre Nerval et Bolintineanu en ce qui concerne les procédés d’écriture ; il note chez l’auteur des Brises dOrient « l’observation attentive, avec une certaine tendance à l’ironie légère, à la manière de Nerval » (D. PACURARIU, Clasicism si romantism, Bucarest : Albatros, 1973, p. 230). Cf. aussi Istoria literaturii române, II, Bucarest : E.A.R.S.R., 1968, p. 554, 559. Pour sa part, A. Piru remarque avec justesse : « Ainsi que Gérard de Nerval, Bolintineanu dispose encore d’une exceptionnelle capacité d’exprimer, comme Saint-Saëns dans sa Danse macabre, le fantastique plastique » (A. PIRU, Istoria literaturii române de la început pâna azi, Bucarest : Univers, 1981, p. 82).

[4] Istoria literaturii române, ed. cit., II, p. 253.

[5] Ibidem.

[6] Les données biographiques qui suivent s’appuient sur: D. POPOVICI, « Studii franco-române », in : D. POPOVICI, Cercetari de literatura româna, Sibiu, 1944, pp. 113 sq.

[7] « Esquisses biographiques. Henri Murger », La Voix de la Roumanie, 1861(23), p. 21.

[8] « Esquisses biographiques. Gérard de Nerval », La Voix de la Roumanie, 1861(29), p. 113.

[9] La Voix de la Roumanie, 1861(30), p. 118.

[10] Ibidem.

[11] Ibidem.

[12] Ibidem, p. 119.

[13] M. PROUST, Contre Sainte-Beuve, coll. « Idées » 81, Paris : Galliamrd, 1979, p. 192.

[14] “Causeries. Le rêve et la vie”, Le Pays roumain, 1867(1), p. 3.

[15] NERVAL, OE, I, p. 741 (Du Rhin au Mein).

[16] Apostolescu soutient que Bolintineanu a lu la tragédie de Goethe dans la traduction de Nerval, et certainement pas dans celle de Saint-Aulaire et de Stapfer: cf. N.I. APOSTOLESCU, L’influence des romantiques français sur la poésie roumaine, op. cit., p. 219. Plus récemment, dans une étude structurale du romantisme roumain, Elena Tacciu affirme : « Sans doute le premier Faust a-t-il été lu dans la traduction française de Nerval, comme l’avouait Odobescu. » (E. TACCIU, Romantismul românesc. Un studiu al arhetipurilor, I, coll. “Momente si sinteze”, Bucarest: Minerva, 1979, p. 493.)

Odobescu possède dans sa bibliothèque en 1858 l’édition allemande des oeuvres de Goethe, ainsi que la 2e édition de la traduction du Faust par Gérard (Paris, 1836) ; voir A. ODOBESCU, Opere, I, éd. G. Pienescu, Bucarest : E.A.R.S.R., 1965, p. 486. C’est à partir d’Eminescu seulement que Faust est lu intégralement ; la première traduction roumaine est celle de Vasile Pogor et Nicolae Schelitti en 1867, à l’époque de « Junimea ».

[17] Le romantisme roumain ne cesse véritablement comme mouvement littéraire qu’avec Eminescu (mort en 1889 pète d’un romantisme lunaire et pessimiste, d’essence germanique, qui intègre cependant, dans l’oeuvre posthume surtout, certains éléments de l’esthétique symboliste.

[18] NERVAL, OE, I, p. 80 (Nuits d’octobre).

[19] Soit deux ans après l’abdication de Cuza et l’accession au trône du prince Carol de Hohenzollern.

[20] “Poeti germani”, Albina Pindului, 1868(1), pp. 54-57, 94-96. Les traductions des poètes allemands de Grandea s’appuient sur celles de Gérard ; cf. N. TCACIUC, Heinrich Heine in der rumänischen Literatur, Cernauti, 1926, pp. 27-28.

[21] Poésies allemandes. Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger. Morceaux choisis et traduits par M; Gérard, Paris: Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830.

[22] Voir l’article de GRANDEA, “Nerval si Heine”, Bucegiul, 1879(10), p. 78.

[23] G.H. GRANDEA, Fulga sau ideal si real, 4e edition, Bucarest: Tipografia Gorova, 1885.

[24] G.H. GRANDEA, “Misterele Românilor”, Bucegiu, janvier 1879, etc.

 

  (c) Michel Wattremez, 1986

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