Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  LE MONDE LITTERAIRE ET LE PUBLIC (1919-1943)

 

Outre l’accueil des milieux universitaires et du Surréalisme, durant l’entre-deux-guerres l’œuvre de Nerval suscite en Roumanie des interprétations et des commentaires souvent pertinents. Traduite et diffusée largement, elle touche le grand public.

 

 En 1927, Octav Botez note la sympathie et l’estime dont jouit Nerval en Roumanie :

 

L’un des écrivains de l’époque romantique les plus goûtés aujourd’hui est sans conteste Gérard de Nerval.[1]

Recensant dans la revue Viaţa românească [« La Vie roumaine »] un ouvrage récent de Nicolae Ion Popa[2], Octav Botez tente d’expliquer cet attrait par un intéressant phénomène de génération :

 

Notre époque, qui, contrairement à la génération passée, positiviste, scientiste, naturaliste, est inclinée vers le mysticisme et la féerie, vers tout ce qui est naïf, inconscient et spontané, est attirée tout particulièrement par ce flâneur incorrigible, par ce fol délicieux dont les pages envoûtantes, où le rêve se mêle harmonieusement à la réalité, exhalent, comme certaines comédies de Shakespeare ou de Musset, un parfum subtil de fraîcheur et de jeunesse.[3]

S’inspirant en partie du Sentiment de la mort chez Gérard de Nerval, Botez présente de manière personnelle le thème du rêve dans l’œuvre de Nerval :

 

En s’efforçant de vivre dans un monde de rêve, Gérard finit par perdre tout contact avec la terre… Le rêve était devenu désormais une partie intégrante de sa conscience éveillée ; le temps et l’espace s’estompaient, et dans sa folie le poète les confondit sous l’impulsion pathologique de la maladie. Il aspirait à franchir le plus rapidement les frontières terrestres, pour s’unir avec le divin, et le suicide apparut ainsi comme le dénouement naturel de ses crises mystiques. Gérard mourut, peut-on dire, de la nostalgie du monde invisible.[4]

Alexandru Philippide, auteur d’une poésie anacréontique et orinique non dépourvue de résonances symbolistes et de lointains échos de Hölderlin, se découvre maintes affinités avec Nerval – « l’une des figures les plus sympathiques et les plus chères du romantisme français »[5], écrit-il en 1932. Selon Philippide, « le personnage de Gérard de Nerval correspond à maints égards au type du bohème parisien des années 1830-1840, l’âge d’or du romantisme français »[6]. L’essayiste ajoute que la bohème de 1830 était une « force de protestation face à une littérature dont les représentants produisaient, sous le nom usurpé de classicisme, de pâles imitations de modèles admirables mais qui ne pouvaient plus être suivis »[7]. Pour mieux saisir l’attitude nervalienne face à la vie, c’est l’idée même de bohème que Philippide tente de définir précisément :

 

La bohème suggère un état de vie contemplative, sans soucis, mais aussi sans grandes joies matérielles ; un état de liberté et de disponibilité. Le mot qui accompagne le mieux celui de bohème est flânerie, qu’on pourrait commenter ainsi : promenade sans fin, sans but fixe, de la même manière que les bords de la Seine et les vieux quartiers de Paris vous invitent à la promenade. La bohème, c’est la flânerie prise comme attitude de vie, la flânerie faite vie. Des noms célèbres viennent se ranger dans la galerie des grands bohèmes, des grands flâneurs, de Gérard de Nerval à Paul Verlaine.[8]

Reprenant plus tard une idée d’Albert Béguin, qui affirme dans L’Âme romantique et le rêve que l’écrivain romantique est avant tout celui qui « fait appel au rêve », l’auteur de Aur şterp [« Or stérile »] verra en Nerval l’incarnation d’un romantisme permanent et pur[9]. Dans un article paru en 1938 sur l’Introduction à la poésie française de Thierry Maulnier, Philippide conteste l’attribut que donne le critique français à Nerval, « le seul romantique français ». Il définit l’originalité de Gérard dans ce miracle que constitue « le mélange, unique en son genre, d’une pure forme classique française et d’un fond de rêve et de vie intérieure profonde qu’on ne trouve habituellement pas chez les romantiques français »[10]. Douze ans plus tôt, Ion Barbu opposait plus nettement la profonde discrétion nervalienne à la rhétorique romantique française :

 

La vague romantique allemande dérivée et arrondie un moment dans la poésie de lac parfait sous l’éclipse de Gérard de Nerval, est captée définitivement par les furieuses turbines rhétoriques, les génies vocifératoires du cénacle de Nodier.[11]

Outre l’essai et le compte rendu littéraire, les publicistes roumains de l’entre-deux-guerres font appel à l’interview et à l’anecdote pour diffuser dans le public une image de Nerval certes plus légendaires et pittoresque, mais aussi parfois caricaturale.

Mişcarea literară [« Le Mouvement littéraire »] publie en 1925 une interview d’André Salmon intitulée « Un nègre de Dumas : Gérard de Nerval » :

 

J’ignore si la pièce Corilla, que vous me dites avoir vue à l’Atelier dans la mise en scène de Dublin, est la plus représentative. Les pièces de Nerval ont été écrites, en majorité, dans les rares moments de liberté qui lui restaient. Vous détenez peut-être le fait que Gérard de Nerval a été durant toute sa vie le nègre de Dumas, qui savait quel profit tirer de ses scribes.[12]

Dans la rubrique « Indiscrétions et anecdotes », Jurnalul literar [« Le Journal littéraire »] publie en 1939 trois anecdotes sur Nerval, peut-être de George Călinescu[13]. La première révèle un « spécialiste en énormités pour bourgeois » :

 

Un jour on le vit, en plein centre de Paris, au Palais-Royal, promener un homard vivant attaché par un ruban bleu.

« Pourquoi, expliquait-il ingénument, un homard serait-il plus ridicule qu’un chien ? J’aime les homards ! Ils sont tranquilles, sérieux ; ils savent les secrets de la mer et ils ne mordent pas ! »[14]

La seconde anecdote raille les prétentions généalogiques de Nerval, avant un récit dans la même veine sur Hölderlin, « l’aimable fou » :

 

[…] Il fut interné dans la maison de santé du docteur Blanche, où il craignait surtout le garçon de bains qui le liait durant ses crises. Il se prenait tour à tour pour un roi d’Orient attendant la reine de Saba, un sultan de Crimée, un duc d’Egypte ou un prince d’Aquitaine.[15]

La troisième anecdote nous présente un Nerval qui, malgré sa pauvreté, garde le « geste du grandiose » au point de « se confectionner des épingles à cravate avec du papier doré ».[16]

 

En proposant au lecteur de Roumanie, dans une collection accessible, une version très alerte de La main enchantée[17], un traducteur comme Eugen Boureanul montre mieux que si elle intéresse à divers titres les milieux littéraires roumains, l’œuvre de Nerval, surtout avec ce conte fantastique « mariant l’humour et la fantaisie, le quotidien et le prodigieux »[18], passionne de plus en plus le grand public en Roumanie durant l’entre-deux-guerres.

 


[1] O. BOTEZ, « Le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », Viaţa românească, 1927(4), p. 133.

[2] Cf. supra, chap. 6.

[3] Ibidem.

[4] Ibidem, p. 134.

[5] Reproduit dans: A. PHILIPPIDE, Scrieri, Bucarest : Minerva, 1978, III, p. 284.

[6] Ibidem, p. 285.

[7] Ibidem.

[8] Ibidem, p. 286.

[9] PHILIPPIDE, « Romantismul permanent », in : A. PHILIPPIDE, Studii de literatură universală, Bucarest : Ed. Tineretului, 1966, p. 37.

[10] A. PHILIPPIDE, « O revizuire a valorilor poetice franceze », Viaţa românească, 1939(11), pp. 84-85.

[11] I. BARBU, « Poetica domnului Arghezi », Ideea europeană, 1927(250).

[12] T. ŞOIMARU, « De vorbă cu André Salmon », Mişcarea literară, 1925(47), p. 2.

[13] Cf. I. BĂLU, George Călinescu. Bibliografie, Bucarest: E.S.E., 1975, pp. 45-48.

[14] “Indiscreţii şi anecdote”, Jurnalul literar, 1939(2), p. 4.

[15] Idem, 1939(6), p. 4.

[16] Idem, 1939(23), p. 4.

[17] NERVAL, Mâna vrăjită, coll. “Biblioteca Dimineaţa”, Bucarest: Adevărul, s. d. La traduction de 62 pages, non préfacée, a le mérite d’exhaler un parfum roumain : trăsnaie (II), nădragi (III), bobârnac (VIII)… N. I. Popa signale en 1931 : « En Hongrie et en Roumanie, on traduit  la Main enchantée dans des collections populaires. » (NERVAL, Les Filles du feu, éd. N. Popa, Paris : Champion, 1931, II, p. 123.)

A noter que le motif de la Main enchantée et le thème de la vengeance du mort seront repris en 1940 par Dinu Nicodin dans le poème Aghan.

[18] J. RICHER, Gérard de Nerval, 7e édition, coll. « Poètes d’aujourd’hui » 21, Paris : Seghers, 1972, p. 13.

 

 

 

(c) Michel Wattremez, 1986

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