Outre l’accueil des milieux
universitaires et du Surréalisme, durant l’entre-deux-guerres l’œuvre
de Nerval suscite en Roumanie des interprétations et des commentaires
souvent pertinents. Traduite et diffusée largement, elle touche le
grand public.
En 1927, Octav Botez note la
sympathie et l’estime dont jouit Nerval en Roumanie :
L’un des
écrivains de l’époque romantique les plus goûtés aujourd’hui est sans
conteste Gérard de Nerval.
Recensant dans la revue Viaţa
românească [« La Vie roumaine »] un ouvrage récent de Nicolae Ion
Popa,
Octav Botez tente d’expliquer cet attrait par un intéressant phénomène
de génération :
Notre époque,
qui, contrairement à la génération passée, positiviste, scientiste,
naturaliste, est inclinée vers le mysticisme et la féerie, vers tout
ce qui est naïf, inconscient et spontané, est attirée tout
particulièrement par ce flâneur incorrigible, par ce fol
délicieux dont les pages envoûtantes, où le rêve se mêle
harmonieusement à la réalité, exhalent, comme certaines comédies de
Shakespeare ou de Musset, un parfum subtil de fraîcheur et de
jeunesse.
S’inspirant en partie du Sentiment
de la mort chez Gérard de Nerval, Botez présente de manière
personnelle le thème du rêve dans l’œuvre de Nerval :
En s’efforçant
de vivre dans un monde de rêve, Gérard finit par perdre tout contact
avec la terre… Le rêve était devenu désormais une partie intégrante de
sa conscience éveillée ; le temps et l’espace s’estompaient, et dans
sa folie le poète les confondit sous l’impulsion pathologique de la
maladie. Il aspirait à franchir le plus rapidement les frontières
terrestres, pour s’unir avec le divin, et le suicide apparut ainsi
comme le dénouement naturel de ses crises mystiques. Gérard mourut,
peut-on dire, de la nostalgie du monde invisible.
Alexandru Philippide, auteur d’une
poésie anacréontique et orinique non dépourvue de résonances
symbolistes et de lointains échos de Hölderlin, se découvre maintes
affinités avec Nerval – « l’une des figures les plus sympathiques et
les plus chères du romantisme français »,
écrit-il en 1932. Selon Philippide, « le personnage de Gérard de
Nerval correspond à maints égards au type du bohème parisien des
années 1830-1840, l’âge d’or du romantisme français ».
L’essayiste ajoute que la bohème de 1830 était une « force de
protestation face à une littérature dont les représentants
produisaient, sous le nom usurpé de classicisme, de pâles imitations
de modèles admirables mais qui ne pouvaient plus être suivis ».
Pour mieux saisir l’attitude nervalienne face à la vie, c’est l’idée
même de bohème que Philippide tente de définir précisément :
La bohème
suggère un état de vie contemplative, sans soucis, mais aussi sans
grandes joies matérielles ; un état de liberté et de disponibilité. Le
mot qui accompagne le mieux celui de bohème est flânerie, qu’on
pourrait commenter ainsi : promenade sans fin, sans but fixe, de la
même manière que les bords de la Seine et les vieux quartiers de Paris
vous invitent à la promenade. La bohème, c’est la flânerie prise comme
attitude de vie, la flânerie faite vie. Des noms célèbres viennent se
ranger dans la galerie des grands bohèmes, des grands flâneurs,
de Gérard de Nerval à Paul Verlaine.
Reprenant plus tard une idée d’Albert
Béguin, qui affirme dans L’Âme romantique et le rêve que
l’écrivain romantique est avant tout celui qui « fait appel au rêve »,
l’auteur de Aur şterp [« Or stérile »] verra en Nerval
l’incarnation d’un romantisme permanent et pur.
Dans un article paru en 1938 sur l’Introduction à la poésie
française de Thierry Maulnier, Philippide conteste l’attribut que
donne le critique français à Nerval, « le seul romantique français ».
Il définit l’originalité de Gérard dans ce miracle que constitue « le
mélange, unique en son genre, d’une pure forme classique française et
d’un fond de rêve et de vie intérieure profonde qu’on ne trouve
habituellement pas chez les romantiques français ».
Douze ans plus tôt, Ion Barbu opposait plus nettement la profonde
discrétion nervalienne à la rhétorique romantique française :
La vague
romantique allemande dérivée et arrondie un moment dans la poésie de
lac parfait sous l’éclipse de Gérard de Nerval, est captée
définitivement par les furieuses turbines rhétoriques, les génies
vocifératoires du cénacle de Nodier.
Outre l’essai et le compte rendu
littéraire, les publicistes roumains de l’entre-deux-guerres font
appel à l’interview et à l’anecdote pour diffuser dans le public une
image de Nerval certes plus légendaires et pittoresque, mais aussi
parfois caricaturale.
Mişcarea literară
[« Le Mouvement littéraire »] publie en 1925 une interview d’André
Salmon intitulée « Un nègre de Dumas : Gérard de Nerval » :
J’ignore si la
pièce Corilla, que vous me dites avoir vue à l’Atelier dans la
mise en scène de Dublin, est la plus représentative. Les pièces de
Nerval ont été écrites, en majorité, dans les rares moments de liberté
qui lui restaient. Vous détenez peut-être le fait que Gérard de Nerval
a été durant toute sa vie le nègre de Dumas, qui savait quel profit
tirer de ses scribes.
Dans la rubrique « Indiscrétions et
anecdotes », Jurnalul literar [« Le Journal littéraire »]
publie en 1939 trois anecdotes sur Nerval, peut-être de George
Călinescu.
La première révèle un « spécialiste en énormités pour bourgeois » :
Un jour on le
vit, en plein centre de Paris, au Palais-Royal, promener un homard
vivant attaché par un ruban bleu.
« Pourquoi,
expliquait-il ingénument, un homard serait-il plus ridicule qu’un
chien ? J’aime les homards ! Ils sont tranquilles, sérieux ; ils
savent les secrets de la mer et ils ne mordent pas ! »
La seconde anecdote raille les
prétentions généalogiques de Nerval, avant un récit dans la même veine
sur Hölderlin, « l’aimable fou » :
[…] Il fut
interné dans la maison de santé du docteur Blanche, où il craignait
surtout le garçon de bains qui le liait durant ses crises. Il se
prenait tour à tour pour un roi d’Orient attendant la reine de Saba,
un sultan de Crimée, un duc d’Egypte ou un prince d’Aquitaine.
La troisième anecdote nous présente un
Nerval qui, malgré sa pauvreté, garde le « geste du grandiose » au
point de « se confectionner des épingles à cravate avec du papier
doré ».
En proposant au lecteur de Roumanie,
dans une collection accessible, une version très alerte de La main
enchantée,
un traducteur comme Eugen Boureanul montre mieux que si elle intéresse
à divers titres les milieux littéraires roumains, l’œuvre de Nerval,
surtout avec ce conte fantastique « mariant l’humour et la fantaisie,
le quotidien et le prodigieux »,
passionne de plus en plus le grand public en Roumanie durant
l’entre-deux-guerres.
Reproduit dans: A. PHILIPPIDE, Scrieri, Bucarest : Minerva,
1978, III, p. 284.
PHILIPPIDE, « Romantismul permanent », in : A. PHILIPPIDE,
Studii de literatură universală, Bucarest : Ed. Tineretului,
1966, p. 37.
A. PHILIPPIDE, « O revizuire a valorilor poetice franceze »,
Viaţa românească, 1939(11), pp. 84-85.
I. BARBU, « Poetica domnului Arghezi », Ideea europeană,
1927(250).
T. ŞOIMARU, « De vorbă cu André Salmon », Mişcarea literară,
1925(47), p. 2.
Cf. I. BĂLU,
George Călinescu.
Bibliografie,
Bucarest: E.S.E., 1975, pp. 45-48.
“Indiscreţii şi anecdote”, Jurnalul literar, 1939(2), p. 4.
NERVAL, Mâna
vrăjită, coll.
“Biblioteca Dimineaţa”, Bucarest: Adevărul, s. d. La traduction de
62 pages, non préfacée, a le mérite d’exhaler un parfum roumain :
trăsnaie (II), nădragi (III), bobârnac
(VIII)… N. I. Popa signale en 1931 : « En Hongrie et en Roumanie,
on traduit la Main enchantée dans des collections
populaires. » (NERVAL, Les Filles du feu, éd. N. Popa,
Paris : Champion, 1931, II, p. 123.)
A noter que le motif de la Main
enchantée et le thème de la vengeance du mort seront repris en
1940 par Dinu Nicodin dans le poème Aghan.
J. RICHER, Gérard de Nerval, 7e édition, coll.
« Poètes d’aujourd’hui » 21, Paris : Seghers, 1972, p. 13.
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