Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  LES SURRÉALISTES

 

En se réclamant de l’esprit de Nerval dans le premier Manifeste du Surréalisme de 1924, André Breton ouvre vers la connaissance de l’œuvre de Nerval de nouvelles voies où vont s’engager les surréalistes roumains[1] : le Desdichado devient pour eux l’Orphée mythique perçant « ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible »[2].

Il est important de noter que dès 1893 la dimension onirique de l’œuvre nervalienne avait été pressentie par un auteur qui n’avait pourtant rien de surréaliste : Barbu Delavrancea. L’introduction de son volume de nouvelles au titre évocateur, Între vis şi viaţă (« Entre le rêve et la vie »), contenait en effet un véritable pastiche du début d’Aurélia :

En vérité, qui travaille et s’acharne à vaincre l’assaut des désillusions, souvent ferme les yeux avec l’intention précise de jeter un épais rideau sur la scène du monde. Et aux pensées d’un être las se lient sans efforts les ailes du rêve. Les hommes vous semblent des ombres, leurs cris s’éloignent, les rapports de l’existence paraissent dévier, les proportions changent, la logique ordinaire se distend… une vie nouvelle semble surgir de la vie triviale et ordinaire.[3]

Ce sont pourtant les surréalistes qui, dans les années 1930, vont faire du rêve une esthétique. Ainsi dans Unu (« Un »), revue littéraire d’avant-garde éditée par Saşa Pana, Geo Bogza plaide en 1931 pour la Réhabilitation du rêve. Il prononce l’éloge enthousiaste de l’onirisme et de la folie, et proclame la toute-puissance du subconscient libéré des entraves de la raison bourgeoise[4]. Peu après, le numéro 43 de Unu publie une mosaïque de textes composée selon la technique surréaliste du collage et intitulée Visul (« Le Rêve »)[5]. Trônant au milieu de cette anthologie fantastique, entre Saşa Pană, Lautréamont et René Char d’une part, et des articles de journaux d’autre part, l’auteur d’Aurélia professe le nouveau credo surréaliste :

Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; le monde des Esprits s'ouvre pour nous.

Huit ans plus tard, Saşa Pană formule le plus bel éloge du mouvement surréaliste roumain jamais adressé à Gérard de Nerval. L’éditeur de Unu rappelle que « pour son anticonformisme, pour ses idées antibourgeoises, pour sa vie et son œuvre hallucinantes, le poète maudit du XIXe siècle a été placé par André Breton parmi les précurseurs du Surréalisme », et que, tout comme Rimbaud, Nerval a « élevé le subconscient au nom de dogme sacré »[6]. Pană relève le miracle des Chimères, poèmes « abscons, impénétrables, musique close dans le moule empesé de l’hendécasyllabe ; douze sonnets aux profondeurs insoupçonnées, annonciateurs de la poésie à venir »[7]. A propos de El Desdichado, il poursuit :

En quatorze vers d’une déchirante beauté sont rassemblés un bouquet de rêves. El Desdichado est le plus beau poème de l’œuvre de Nerval.[8]

Mais c’est la folie de l’écrivain français qui fascine surtout Saşa Pană ; citant Albert Thibaudet, Pană compose un nouvel éloge de cette compagne de l’artiste :

Bénie soit la folie, béni soit l’écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l’ombre de la folie, se sont présentés sous le visage d’une muse, d’une inspiratrice et d’une amie ![9]

L’article de Jurnalul literar [« Le Journal littéraire »] s’achève par les lignes qui consacrent dans l’histoire de la littérature roumaine Nerval le Fou et le Maudit :

Les générations se répèteront avec mélancolie ses chants comme un écho […] et elles rendront ainsi hommage au fou, au poète maudit et à tous les fous sans lesquels nous ne connaîtrions que la table de Pythagore.[10]

 

L’avant-garde roumaine reçoit l’œuvre de Nerval comme celle d’un Rimbaud cherchant à devenir, au terme d’un itinéraire initiatique, « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant »[11]. Un Ion Vitner, un Miron Radu Paraschivescu revivent l’expérience nervalienne, en en transformant les coordonnées du réel pour l’accomplir de l’intérieur, à l’autre bout de l’Europe. Ion Vitner transcrira plus tard, dans un livre de mémoires parisiens[12], l’atmosphère d’une constellation bucarestoise des Gémeaux – ses effets de champs, ses temps de rupture et de respiration. L’Impasse du Doyenné, le temps de la Bohème galante renaissent en 1931 comme un écho d’une autre vie :

Paraschivescu habitait près de chez moi, dans l’ancienne rue Şuter […], au numéro 4, dans un sous-sol pittoresque donnant sur la rue […].[13]

Vitner a 17 ans, son ami en a 20. Le premier a trouvé à la librairie « Cartea românească » une édition des Filles du feu et d’Aurélia :

C’est là que nous avons lu, en quelques nuits, l’Aurélia de Nerval.[14]

L’année suivante, Paraschivescu est saisi devant la librairie « Cartea românească » d’une première crise de délire schizophrénique, « extrêmement affecté par la lecture du livre de Nerval »[15]. Vitner se souviendra de l’impression laissée par Aurélia dans l’esprit du cercle bucarestois :

Au-delà des craintes qu’inspirent une lourde hérédité et la possibilité d’une crise spirituelle, Aurélia constitua pour Paraschivescu et pour nous une extraordinaire révélation esthétique.[16]

 

Trois ans plus tard, en 1932, on célèbre dans de nombreuses publications roumaines les 80 ans depuis la mort du poète américain Edgar Allan Poe. A cette occasion le journal bucarestois Adevărul literar şi artistic [« La Vérité littéraire et artistique »], par la plume d’un certain B. V., rapproche non sans raison l’auteur du Corbeau d’un autre grand poète maudit disparu dans le ventre de Paris par une froide nuit d’hiver :

Cette commémoration évoque aussi pour nous la mort d’un autre grand maître de l’écriture. Elle se produisit six ans plus tard. C’était par un soir d’hiver. La date a son importance : 25 janvier 1855. A un réverbère de Paris, près du Théâtre de Sarah Bernhardt, on découvrit à l’aube un homme pendu. Le gel avait fait lui aussi son œuvre. Le pendu avait été découvert par plusieurs ivrognes qui n’avaient rien trouvé de mieux que de s’amuser à lui enfoncer son chapeau jusqu’aux oreilles…

Et on ne trouva, au fond de sa poche, qu’un seul petit sou. Rien de plus.

C’était Gérard de Nerval.

Deux morts : une soûlerie pour oublier la misère, et une corde pour en finir avec la même chose – ou la même histoire.[17]

 En pleine époque surréaliste, un dernier poète, Claude Sernet – Juif roumain réfugié à Paris -, assume totalement l’image mythique d’un Nerval maudit, anonyme et désespéré : le fondateur de la revue Discontinuité reste en effet « du début jusqu’à la fin […] ce paria et témoin des foules que l’histoire va hacher menu, puis recracher »[18], cet artiste qui formule une dernière fois, aux côtés de toute l’avant-garde roumaine, le message moderniste et libérateur du grand Gérard de Nerval.


[1] Sur le surréalisme en Roumanie, lire en français O. CROHMĂLNICEANU, « Tendances de l’avant-garde roumaine pendant l’entre-deux-guerres », Cahiers roumains d’études littéraires, 1973(2).

[2] NERVAL, OE, I, p. 359 (Aurélia).

[3] DELAVRANCEA, Între vis şi viaţă, Bucarest : E. Graeve, 1893, pp. 4-5.

[4] « Reabilitarea visului », Unu, 1931(34), pp. 2-5.

A noter qu’à la même époque le poète Ion Barbu publie Joc secund (« jeu second »). Barbu se situe dans la ligne hermétique de Mallarmé et Valéry ; il conçoit la poésie comme un pur reflet du monde dans un miroir, et le chant comme une reconstruction géométrique d’une matérialité décantée : « le monde purifié jusqu’à ne plus refléter que l’image de notre esprit ».

Une comparaison entre Barbu et Nerval a été développée par Alexandru Paleologu dans une importante introduction à la poésie du mathématicien roumain. Le critique voit en Barbu, comme en Valéry et Mallarmé, un poète hermétique, c’est-à-dire orienté vers la hauteur, et pour qui « le sens se dévoile par pure transcendance ». En tant que poète obscur, Nerval, comme Rilke, « explore des zones de profondeurs » pour récolter des « matériaux denses « . Quant à l’ésotérisme, il est de nature différente chez Nerval et chez Barbu, affirme Al. Paleologu : « La poésie saturnienne de Gérard de Nerval est chargée d’ésotérisme orphique et syncrétiste. Chez Ion Barbu on trouve des traces d’ésotérisme gnostique et alexandrin. » (Al. PALEOGU, « Introducere în poezia lui Ion Barbu », Viaţa românească, XX, 1967(1).

[5] « Visuel », Unu, 1931(39), p. 12.

[6] « Gérard de Nerval », Jurnalul literar, 1939(11), p. 2.

[7] Ibidem.

[8] Ibidem.

[9] Ibidem, p. 3.

[10] Ibidem.

[11] A. RIMBAUD, « Correspondance », Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, coll. « La Pléiade », Paris : Gallimard, 1972, p. 251.

[12] I. VITNER, « Staţii nervaliene », in : I. VITNER, Reverii pe malurile Senei, Bucarest: Cartea românească, 1978, pp. 89-159.

[13] Ibidem, p. 91.

[14] Ibidem, p. 92.

[15] Ibidem, pp. 92-93.

[16] Ibidem, p. 93.

[17] « Două morţi”, Adevărul literar şi artistic, 1929(470), p. 8.

[18] Raphaël SORIN, « Claude Sernet, le témoin des foules », Le Monde, 1982(11515), p. 16.

 

 

(c) Michel Wattremez, 1986

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