En se réclamant de l’esprit de Nerval
dans le premier Manifeste du Surréalisme de 1924, André Breton
ouvre vers la connaissance de l’œuvre de Nerval de nouvelles voies où
vont s’engager les surréalistes roumains :
le Desdichado devient pour eux l’Orphée mythique perçant « ces portes
d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ».
Il est important de noter que dès 1893
la dimension onirique de l’œuvre nervalienne avait été pressentie par
un auteur qui n’avait pourtant rien de surréaliste : Barbu
Delavrancea. L’introduction de son volume de nouvelles au titre
évocateur, Între vis şi viaţă (« Entre le rêve et la vie »),
contenait en effet un véritable pastiche du début d’Aurélia :
En vérité, qui travaille et s’acharne
à vaincre l’assaut des désillusions, souvent ferme les yeux avec
l’intention précise de jeter un épais rideau sur la scène du monde.
Et aux pensées d’un être las se lient sans efforts les ailes du rêve.
Les hommes vous semblent des ombres, leurs cris s’éloignent, les
rapports de l’existence paraissent dévier, les proportions changent,
la logique ordinaire se distend… une vie nouvelle semble surgir de la
vie triviale et ordinaire.
Ce sont pourtant les surréalistes qui,
dans les années 1930, vont faire du rêve une esthétique. Ainsi dans
Unu (« Un »), revue littéraire d’avant-garde éditée par Saşa Pana,
Geo Bogza plaide en 1931 pour la Réhabilitation du rêve. Il
prononce l’éloge enthousiaste de l’onirisme et de la folie, et
proclame la toute-puissance du subconscient libéré des entraves de la
raison bourgeoise.
Peu après, le numéro 43 de Unu publie une mosaïque de textes
composée selon la technique surréaliste du collage et intitulée
Visul (« Le Rêve »).
Trônant au milieu de cette anthologie fantastique, entre Saşa Pană,
Lautréamont et René Char d’une part, et des articles de journaux
d’autre part, l’auteur d’Aurélia professe le nouveau credo
surréaliste :
Le Rêve est une seconde vie.
Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous
séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont
l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée,
et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous
une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain
vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la
nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des
limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait
jouer ces apparitions bizarres; le monde des Esprits s'ouvre pour
nous.
Huit ans plus tard, Saşa Pană formule
le plus bel éloge du mouvement surréaliste roumain jamais adressé à
Gérard de Nerval. L’éditeur de Unu rappelle que « pour son
anticonformisme, pour ses idées antibourgeoises, pour sa vie et son
œuvre hallucinantes, le poète maudit du XIXe siècle a été placé par
André Breton parmi les précurseurs du Surréalisme », et que, tout
comme Rimbaud, Nerval a « élevé le subconscient au nom de dogme
sacré ».
Pană relève le miracle des Chimères, poèmes « abscons,
impénétrables, musique close dans le moule empesé de
l’hendécasyllabe ; douze sonnets aux profondeurs insoupçonnées,
annonciateurs de la poésie à venir ».
A propos de El Desdichado, il poursuit :
En quatorze vers d’une déchirante
beauté sont rassemblés un bouquet de rêves. El Desdichado est
le plus beau poème de l’œuvre de Nerval.
Mais c’est la folie de l’écrivain
français qui fascine surtout Saşa Pană ; citant Albert Thibaudet, Pană
compose un nouvel éloge de cette compagne de l’artiste :
Bénie soit la folie, béni soit
l’écrivain chez qui la folie, ou plutôt le souvenir et l’ombre de la
folie, se sont présentés sous le visage d’une muse, d’une inspiratrice
et d’une amie !
L’article de Jurnalul literar
[« Le Journal littéraire »] s’achève par les lignes qui consacrent
dans l’histoire de la littérature roumaine Nerval le Fou et le
Maudit :
Les générations se répèteront avec
mélancolie ses chants comme un écho […] et elles rendront ainsi
hommage au fou, au poète maudit et à tous les fous sans lesquels nous
ne connaîtrions que la table de Pythagore.
L’avant-garde roumaine reçoit l’œuvre
de Nerval comme celle d’un Rimbaud cherchant à devenir, au terme d’un
itinéraire initiatique, « le grand malade, le grand criminel, le grand
maudit, - et le suprême Savant ».
Un Ion Vitner, un Miron Radu Paraschivescu revivent l’expérience
nervalienne, en en transformant les coordonnées du réel pour
l’accomplir de l’intérieur, à l’autre bout de l’Europe. Ion Vitner
transcrira plus tard, dans un livre de mémoires parisiens,
l’atmosphère d’une constellation bucarestoise des Gémeaux – ses effets
de champs, ses temps de rupture et de respiration. L’Impasse du
Doyenné, le temps de la Bohème galante renaissent en 1931 comme un
écho d’une autre vie :
Paraschivescu habitait près de chez
moi, dans l’ancienne rue Şuter […], au numéro 4, dans un sous-sol
pittoresque donnant sur la rue […].
Vitner a 17 ans, son ami en a 20. Le
premier a trouvé à la librairie « Cartea românească » une édition des
Filles du feu et d’Aurélia :
C’est là que nous avons lu, en
quelques nuits, l’Aurélia de Nerval.
L’année suivante, Paraschivescu est
saisi devant la librairie « Cartea românească » d’une première crise
de délire schizophrénique, « extrêmement affecté par la lecture du
livre de Nerval ».
Vitner se souviendra de l’impression laissée par Aurélia dans
l’esprit du cercle bucarestois :
Au-delà des craintes qu’inspirent une
lourde hérédité et la possibilité d’une crise spirituelle, Aurélia
constitua pour Paraschivescu et pour nous une extraordinaire
révélation esthétique.
Trois ans plus tard, en 1932, on
célèbre dans de nombreuses publications roumaines les 80 ans depuis la
mort du poète américain Edgar Allan Poe. A cette occasion le journal
bucarestois Adevărul literar şi artistic [« La Vérité
littéraire et artistique »], par la plume d’un certain B. V.,
rapproche non sans raison l’auteur du Corbeau d’un autre grand
poète maudit disparu dans le ventre de Paris par une froide nuit
d’hiver :
Cette commémoration évoque aussi pour
nous la mort d’un autre grand maître de l’écriture. Elle se produisit
six ans plus tard. C’était par un soir d’hiver. La date a son
importance : 25 janvier 1855. A un réverbère de Paris, près du Théâtre
de Sarah Bernhardt, on découvrit à l’aube un homme pendu. Le gel avait
fait lui aussi son œuvre. Le pendu avait été découvert par plusieurs
ivrognes qui n’avaient rien trouvé de mieux que de s’amuser à lui
enfoncer son chapeau jusqu’aux oreilles…
Et on ne trouva, au fond de sa poche,
qu’un seul petit sou. Rien de plus.
C’était Gérard de Nerval.
Deux morts : une soûlerie pour oublier
la misère, et une corde pour en finir avec la même chose – ou la même
histoire.
En pleine époque surréaliste, un
dernier poète, Claude Sernet – Juif roumain réfugié à Paris -, assume
totalement l’image mythique d’un Nerval maudit, anonyme et désespéré :
le fondateur de la revue Discontinuité reste en effet « du
début jusqu’à la fin […] ce paria et témoin des foules que l’histoire
va hacher menu, puis recracher »,
cet artiste qui formule une dernière fois, aux côtés de toute
l’avant-garde roumaine, le message moderniste et libérateur du grand
Gérard de Nerval.
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