Era ca-n toate zilele, dar pământul era fericit.

C’était comme dans la vie de tous les jours, mais la terre était heureuse.

                            (La Medeleni, II, p. 217.)

 

Les préludes d'une fiction

Lors de la parution du premier volume de La Medeleni en juin 1925 (veille des grandes vacances, avec toutes les connotations affectives de ce mot), une grande partie de la critique roumaine salue en Ionel Teodoreanu le chantre de l'âge heureux, des vacances insouciantes dans un vieux conac1 de Moldavie auquel a rêvé tout un chacun. Dans le coeur des lecteurs, le roman acquiert la même résonance affective que Le grand Meaulnes d'Alain-Fournier ou que Sylvie de Nerval dans le domaine littéraire français. On rêve à ce conac, à cette vie riche et paisible, drôle, patriarcale, périphérique, près de la nature et loin du cynisme du siècle, comme vingt ans plus tôt les lecteurs de Francis Jammes à Clara d'Ellébeuse, à Almaïde d'Etremont et à toutes ces jeunes filles aux «noms rococos»2. Le medelenisme est à la mode: à partir du volume publié on fabrique de toutes pièces une esthétique... et on oublie la poétique.

1. Les Jouets pour Lily, 1919.

L'auteur, un jeune avocat de 28 ans, n'en est certes pas à son coup d'essai. Il a publié en 1919, dans la revue de Mihail Sadoveanu et de George Topârceanu Însemnări ieşene3, une suite de poèmes en prose et de notations métaphoriques dont le style et la forme du poème en prose et de la miniature ne sont pas sans rappeler Din lumea celor care nu cuvântă4 d'Emil Gârleanu ou, dans le domaine français, les Histoires naturelles de Jules Renard, Pensée des jardins et le Roman du Lièvre de Francis Jammes5. Il s'agit de Jucării pentru Lili6, première réincursion de l'écrivain dans le monde de l'enfance. Garabet Ibrăileanu, dans le compte rendu enthousiaste écrit à l'occasion de la sortie de Hotarul nestatornic, dresse de la manière suivante le bilan littéraire de Teodoreanu avant La Medeleni, et le considère comme une simple répétition avant le grand oeuvre: «De ces "jouets" (comme il les appelait lui-même), expression de la première jeunesse, une sorte d'accord préliminaire de l'istrument de son art, il est passé à des saynètes et à des nouvelles (dont certaines constituent le volume Uliţa copilăriei), possédant elles aussi un caractère prononcé de "jouets", mais annonçant déjà le romancier d'aujourd'hui, par le souci du détail, par la variété des personnages et par l'évocation de l'atmosphère de famille. Cel din urmă basm, Ş-atunci, Vacanţa cea mare, Căsuţa păpuşilor7 sont des préparations ou plutôt des exercices de roman, comme les préludes à La Medeleni. Ces textes sont, en un certain sens, comme Les Gens de Dublin de James Joyce face à Ulysse8

2. La Ruelle de l'enfance, 1922.

Le jeune avocat a récidivé en 1922 avec la publication d'un premier volume aux éditions «Cultura naţională» [«La culture nationale»]: Uliţa copilăriei9. Le titre a son importance: l'Enfance est un pays, avec ses lieux, ses rues, ses maisons, sa géographie; la carte est esquissée, elle prendra des contours plus précis dans la grande oeuvre à venir, préfigurée ici.

Tout ou presque est déjà là, en effet: les enfants (Dinu, Ioana, Sonia, Any, Nuni, Suzica), les parents, les grands-parents, le printemps, les vacances, l’ambiance de fête frénétique, l’atmosphère confortable de la moşie10, les espiègleries des petits sous le regard bon enfant des grands, les relations paternalistes des maîtres et des serviteurs, la sensualité émanant de tout, bref: la «contopire de viaţă şi de basm»11. Certains personnages de La Medeleni se dessinent ici, comme Puiuţu, disparu à la guerre, et qui préfigure Vania, Zoe Balş _ Madame Deleanu romantique et rêveuse, Pachiţa _ la servante de même nom dans Hotarul nestatornic; Ştefănel annonce par certains côtés Dănuţ, Suzica et Nuni _ Olguţa et Monica. Dans la partie intitulée Cel din urmă basm12, enfin, comme les notes de musique sur une portée, Medeleni lui-même naît d'entre les lignes, celles que Sonia, l'une des héroïnes, atteinte de typhus, adresse à Any depuis son lieu de convalescence:

Any, sunt la Medeleni...

Auzi tu ce plin şi ce învolt sună: Medeleni!

Te-ntrebi: E numele firesc al unui clopot florentin? Al unui şipot de munte? Al unei cantilene?

... În amurg, când se întorc cirezile de la păşune, tălăngile destramă un vaier plângător, prin care lămuresc, silabă cu silabă: Medeleni... Medeleni... Medeleni...

Şi-mi pare că ascult în glasurile acestea clopotele deniilor păgâne, prin care ogoarele, pădurile şi apele jelesc pe nimfa sau zeiţa Medeleni...»13

 

T. F.: Any, je suis à Medeleni...

Entends ce son plein et épanoui: Medeleni!

On se demande: Est-ce le nom naturel d’une cloche florentine? D’une source de montagne? D’une cantilène?

... Au crépuscule, quand les troupeaux rentrent des alpages, les sonnailles égrènent un gémissement plaintif, par qui se dévoile, syllabe après syllabe: Medeleni... Medeleni... Medeleni...

Et je crois entendre dans ces voix les cloches des vêpres païennes, par qui les guérets, les forêts et les sources lamentent la nymphe ou déesse Medeleni...

D’un point de vue technique, le procédé de composition en scènes ou moments, qui caractérise le premier volume de La Medeleni, est déjà utilisé ici, ainsi que le procédé dialogal..

Lorsque paraît Hotarul nestatornic en 1925, Teodoreanu n'entre donc pas dans le royaume de l'enfance comme dans une terra incognita: en effet, Jucării pentru Lili et Uliţa copilăriei ont été plus que des incursions dans l'espace et dans le mythe: ces premiers accords ont servi de prélude à la grande orchestration en trois mouvements qu'est La Medeleni. On passe, pour reprendre l’expression très juste de Nicolae Ciobanu, «de la saynète d’étude lyrico-narrative, élaborée à partir de la simple notation [...], à la composition minutieuse, ample et nuancée», du roman.14

3. Hotarul nestatornic (1925): la grande incursion.

Sans doute est-ce réduire notre trilogie romanesque que de la décomposer, d'un point de vue thématique et architectonique, en trois composantes autonomes que seraient les volumes Hotarul nestatornic, roman de l'enfance, Drumuri, roman de l'adolescence, et Între vânturi, roman de la maturité. Il n'en est pas moins vrai que l'enfance est le sujet, sinon le héros principal, du premier volume de La Medeleni, et que si elle apparaît souvent dans les second et troisième volumes de la trilogie, c'est en fait dans une autre perspective: celle non plus de l'enfance montrée vivante sous nos yeux, à travers l'aventure existentielle des enfants Dănuţ, Olguţa et Monica, mais celle de l'enfance retrouvée dans son essence par le jeu de l'écriture et le travail de l'écrivain Dan Deleanu à l'intérieur même du roman. Aussi bien le jeune auteur aspire-t-il à débuter dans la littérature

cu un roman al cărui personaj principal să fie copilăria15

T. F.: avec un roman dont le personnage principal soit l'enfance.

C'est peut-être réduire aussi La Medeleni que de le présenter, comme le fait Constantin Şăineanu en 1926, «comme un livre intéressant, surtout pour les enfants, auxquels il est sûrement destiné»16, comme si notre roman n'était que la «dernière légende» d'un écrivain épigone de Creangă. C'est en tout cas limiter considérablement le sens existentiel que Teodoreanu donnait lui-même à cet âge de la vie, son importance fondamentale non seulement par rapport au développement biologique et psychologique d'un être adulte en devenir, mais aussi par rapport à la situation, dans le monde, de l'artiste et de l'homme accompli: c'est oublier, en effet, que pour l'auteur de La Medeleni, selon l'expression de Paul Anghel, «le seul acte majeur de l'homme est d'être ou d'avoir été enfant»17. Acte majeur qui sous-tend la construction de l'être tout entier, qui n'en est ni le début informel ni la forme inachevée, mais, pour reprendre la formule imagée de Marin Bucur, «l'âge d'une irradiation totale de la vie»18.

Projet.

La Medeleni est bien, d'une part, le récit de l'enfance heureuse, mis en oeuvre avec une sensibilité extrême qui peut s'expliquer par son caractère profondément autobiographique _ vécu, dirions-nous _, et, d'autre part, la tentative originale de donner forme mouvante à une expérience personnelle, gravée dans la mémoire de manière indélébile: «Ionel Teodoreanu nous a donné une véritable monographie lyrique de l'enfance et de l'adolescence, et la réussite du livre est due justement à cette minitieuse et délicate rétrospective spirituelle, unique dans notre littérature par le point de vue qu'elle adopte et l'adéquation rare des moyens employés à la spécificité du territoire spirituel exploré.»19

Explorer ce territoire de l'enfance tel que le représente le roman La Medeleni; découvrir la psychologie teodorenienne de ses habitants à chaque instant différents d'eux-mêmes; étudier les actions qui s'y trament et s'y tressent, faire la part de la volupté et de la mélancolie qui caractérisent cette enfance où la vie se définit essentiellement comme jeu: voilà l'objet de cette seconde partie.

__________

  1. Manoir.

  2. F. Jammes, «Elle va à la pension», dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir.

  3. «Notes de Iaşi».

  4. «Du monde de ceux qui ne parlent pas».

  5. Les textes de Teodoreanu ne sont pas sans évoquer aussi les Chipuri de demult («Visages d’autrefois», 1910) d’Emil Gârleanu, suite de réflexions, de médaillons, d’évocations d’objets simples.

  6. «Jouets pour Lily».

  7. Respectivement: «Le dernier conte», «Et alors», «Les grandes vacances», «La maison des poupées».

  8. G. Ibrăileanu, «Ionel Teodoreanu, La Medeleni» in: Scriitori români şi străini [«Écrivains roumains et étrangers»], Iaşi: Editura Viaţa Românească, 1926, p. 177. Reproduit d'après G. Ibrăileanu, Studii literare [«Études littéraires»], 1, Bucureşti: Editura Minerva, 1979, p. 438.

  9. «La Ruelle de l'enfance».

  10. Terre ancestrale, domaine.

  11. T. F.: fusion de vie et de légende - Drumuri, p. 549.

  12. «La dernière légende».

  13. În casa bunicilor, «Cel din urmă basm», I [«Chez les grands-parents», «Le dernier conte»].

  14. Nicolae Ciobanu, Ionel Teodoreanu, viaţa şi opera, [«Ionel Teodoreanu, sa vie et son œuvre»], Bucureşti: Editura Minerva, p. 137.

  15. Drumuri, p. 548.

  16. «La Medeleni, roman de Ionel Teodoreanu», Adevărul, XXXIX, 1926(13006), p. 2, rubrique «Bulletin des livres».

  17. «Amurgul toamnei sau Ionel Teodoreanu», [«Le crépuscule de l’automne ou...»] in Arhiva sentimentală [«L’archive sentimentale»], Bucureşti: Editura pentru Literatură, 1968, p. 300.

  18. «Ionel Teodoreanu», Viaţa Românească, XVI, 1963(6-7). Apud I. Teodoreanu, Cum am scris «Medelenii», [«Comment j’ai écrit La Medeleni»], ed. N. Ciobanu, p. 413.

  19. Nicolae Barbu, «Vârsta Medelenilor» ["L'âge de Medeleni"], in Sine ira..., Iaşi: Editura Junimea, 1971, p. 146.

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